Par Ergo
« Vous allez être des cobayes et nous aussi ». C’est par ces mots réconfortants que mon année de stage a
commencé. Ils nous ont été prononcés par le directeur de notre IUFM, rebaptisé prestataire de service pour l’occasion et le rectorat (zeugme voulu). Nous avons pu sentir, à ce moment-là, la belle
organisation qu’était la réforme. Commençons par tordre le cou à une idée reçue : les IUFM (Insupportables Unités de Formatage des Moutons) n’ont pas disparu. Ils ont été intégrés à l’université
mais leur discours court toujours. Ainsi donc, la réforme supprime l’avantage de l’ancien système (le mi-temps) sans en supprimer les inconvénients (la
diktatique1).
Après cet accueil institutionnel dans le métier, nous avons été regroupés par des formateurs, censés nous faire
faire leur notre premier cours. A l’IUFM (Institut Ubuesque de Franche Manipulation), rien n’a changé : ils savent, nous sommes des enfants (cf. note). Les formations sur « comment boire de l’eau
chaude pour économiser sa voix » existent toujours. Les formations sur « comment faire une recherche google » existent toujours. Les formations disciplinaires, censées nous apprendre à faire
cours et à réfléchir sur notre enseignement ne le font toujours pas, parce que, je cite « non, mais on n’est pas là pour faire de la philosophie de l’éducation ». Les formations
transdisciplinaires (aka on vous met tous dans une grande salle et on vous parle de plein de trucs que vous ne ferez jamais parce que…ah mais oui, parce qu’en fait, vous n’êtes pas dans la même
discipline) existent toujours. Et les formés continuent d’apporter leurs copies à corriger pendant ce temps.
Super tuteur
Nous avions la chance, ici, dans l’académie de Pas-si-loin-que-ça-de-Paris-sauf-avec-la-SNCF, d’être à 9h jusqu’à
la Toussaint, sans formation. L’idée de génie de Luc était de nous jeter dans la salle d’opération avec un chirurgien expérimenté (aka un tuteur) en comptant sur lui pour nous apprendre. Point de
détail : le chirurgien expérimenté a aussi des patients pendant qu’il doit nous apprendre à nous occuper des nôtres.
Autant dire que soit le chirurgien laisse mourir ses patients – soit il laisse mourir les
nôtres2. Le tuteur doit donc prendre sur son temps libre, trouver une heure, voire plus, en commun avec son stagiaire et hop, on se réunit et on refait le monde t’apprend comment on fait un cours.
Moi, par exemple, j’ai tout de suite été prise en charge par une collègue. Sauf que cette collègue n’est pas ma
tutrice. Parce qu’en fait, j’ai pas de tuteur. Enfin, je n’en avais pas jusqu’aux vacances de la Toussaint. Et puis après, l’IPR (l’Incroyable Professionnel de Réserve3) est
devenu mon tuteur. J’ai ma hiérarchie le fin du fin pour tuteur ! Eh oui, car l’IPR, c’est celui qui inspecte, qui connaît la bonne parole de
l’Education Nationale et ainsi donc, m’a redit ma formatrice pas plus tard que la dernière fois que je l’ai vue avant que je lui balance une
chaise, j’ai de la chance. Lui, par contre, en a moins car il est aussi le tuteur d’au moins quatre autres stagiaires.
Je connais son nom. Je n’ai pas son numéro de téléphone — ni son adresse mail. Il n’est évidemment pas dans ma
ville, puisqu’il est « régional », encore moins dans mon établissement, puisqu’il n’est plus enseignant. Je l’ai vu deux fois. Mais ma principale m’a bien rassurée, hein, il lui a bien redit que
ce ne serait pas lui qui ferait la visite de validation visant à me titulariser. Oh ben, je suis rassurée, alors.
En parallèle, ma collègue est venue me voir trois fois. A chaque fois, il a fallu trouver du temps pour pouvoir
débriefer : l’heure de midi, entourées par les autres (au cas zoù mon petit autocollant « stagiaire » sur le front n’était pas assez visible) ; sa matinée de libre où elle m’a invitée chez elle ;
une heure-tiens-pouf-comme-ça qui suivait l’heure d’observation-tiens-pouf-comme-ça-« jpeux-venir-te-voir-cette-aprem ? » demandé au self. Mon problème à moi, c’est que je suis stagiaire ne suis pas une bavarde en société. Quand ma collègue vient me voir en cours, je n’en dors pas de la nuit qui précède. Parce qu’elle, elle
est à l’aise avec tout le monde (ou on le croirait). Parce qu’elle va me demander à la fin « à chaud » de lui raconter mon cours en
bafouillant. Parce qu’autant j’ai réussi à faire abstraction de monsieur l’IPR, son costume, sa cravate, sa sacoche d’ordinateur, ses déplacements dans la classe — autant je ne peux pas
faire abstraction de la venue de ma collègue. Elle, je la vois tous les jours. Elle, elle n’est pas ma hiérarchie. Elle, en fait, son jugement importe. Sauf que je ne lui dis pas. Parce que quand
on est stagiaire, et qu’on ignore à peu près tout de la sauce à laquelle on est mangé4, on n’ose pas trop dire que « ouais nan, en fait, aujourd’hui, ça m’arrange pas parce
que mon chien a mangé mon devoir » i.e. parce qu’en fait, chère collègue, là, je suis débordée donc le cours d’aujourd’hui, que tu veux venir voir, y en a pas. Eh ouais, j’ai pas eu le temps.
Aujourd’hui, chère collègue, je suis arrivée les mains dans les poches. Mon cours, je vais l’improviser.
Syyyyylvain Mirouuuuf
Quand j’étais en prépa, j’avais, avec une amie, développé l’expression « dialectique du vide ». Mon professeur de
géographie me disait systématiquement, lors des interrogations orales, que j’avais peu de connaissances mais que je savais les utiliser. Oui, je sais improviser. Ça pourrait être un avantage,
comme ça, d’être capable d’arriver en cours avec quelques idées en tête et de tenir une heure.
Au début, c’est un avantage. Au début, j’ai tâtonné, j’ai préparé des trucs qui faisaient deux pages A4,
fébrilement, tout en me demandant si ça tiendrait une heure ou si après, la meute allait se relâcher et me sauter dessus. Au début, j’ai essayé de bien faire : j’ai regardé tout le manuel, j’ai
tout bien appris comment il fonctionnait, j’ai acheté le guide du prof et je l’ai suivi (!). Et pourtant, je passais un temps fou à préparer une heure de cours. Même en faisant ce que demandait
le guide du prof.
Puis je suis passée à 18h. Et là, c’était fini. C’était fini parce qu’en fait, après une journée ordinaire, un
lundi, de six heures de cours, je rentrais chez moi et je m’écroulais comme une loque. Du coup, mes cours pour le lendemain, ils ne ressemblaient pas à grand chose. Et un jour, je suis arrivée
devant mes 5ème avec rien. Rien de rien. Juste « il faut qu’ils apprennent comment décrire quelqu’un physiquement ». Je voulais les faire se mettre en groupes et se décrire les uns les
autres. Puis T., un élève, m’a fait « ah oui, madame, comme un Qui-est-ce ? ». Clic. Mais c’est bien sûr ! J’ai rebondi sur l’idée de T. et nous voilà lancés dans un Who is it ? à échelle d’une
classe. Et ça a marché à merveille. Tellement bien que c’était m’inciter à ne plus passer des heures de préparation pour un résultat médiocre — si sans préparation on pouvait arriver à ça. Mais
quand même, m’a dit ma conscience, tu devrais trav…manque de pot, jme suis endormie avant que ma conscience termine sa phrase.
Mon année de stage se résume toujours à cette dialectique du vide.
Choupiland
Je suis à Choupiland, je ne le cache pas. Il y a eu deux exclusions définitives depuis le début de l’année.
Moi-même, je n’ai mis que trois ou quatre observations écrites. Une élève m’a bien traitée de « bâtarde » au premier cours que j’avais avec elle — mais c’est parce que j’avais arraché le mot doux
qu’elle échangeait avec sa voisine. Et que je l’avais gardé. Et lu.
Mais globalement, je n’ai pas de problèmes avec les élèves. Pourtant, je suis incapable de gérer une classe. Il
m’a fallu trois mois pour obtenir plusieurs minutes de silence consécutives dans une de mes classes de 6ème (qui, certes, est bruyante dans chaque cours — mais les autres cours, on ne
les inspecte pas). Le jour où ils sont restés silencieux (vraiment silencieux, à entendre une mouche voler), attentifs, respectueux des réponses des autres pendant vingt minutes, j’ai cru qu’ils
étaient malades. Non, non. On progresse. Puis il faut recommencer le lendemain. Parce qu’une nuit, pour des 6ème, c’est l’éternité. Ils ont mangé entre temps. Ils ont joué à la
console. Ils ont oublié qu’il fallait être silencieux et attentifs en cours. Ils ont oublié que se moquer de son camarade qui n’a pas compris en lançant un « haaaan t’as pas compris ça ?! » (gros
nul), c’était pas très sympa.
Je ne suis pas sûre d’être mieux armée en préparation de cours. Je ne suis pas sûre qu’ils apprennent grand
chose. Et je me dis que mes collègues vont les récupérer l’année prochaine. Et que ces élèves-là seront ceux qui ont eu la stagiaire.
J’ai aussi des élèves de PPRE — Programme Personnalisé de Réussite Educative (sans rire), aka on te refile 5/6
gamins décrocheurs / sous la moyenne / qui ne savent pas écrire et hop, en un trimestre, à raison d’une heure par semaine, tu vas changer leur moyenne, hein. Sauf que ces élèves sont en
4ème. Je n’ai pas de 4ème. Je n’ai donc pas le manuel de 4ème. Et qu’ils ont beau n’être que cinq ou six, ils ne sont pas du tout là pour les mêmes raisons. Donc
il faudrait que je prépare cinq ou six cours en un.
Bac+2, les enfants
Mais ce qui me pèse surtout, cette année, c’est mon abrutissement. Je me suis habituée au rythme, j’arrive à
planifier un peu plus les cours. J’attends les résultats de ma mutation. Mais je suis passive. Il y a deux ans, j’allais aux AG contre la masterisation, j’étais dans la rue, je débattais, je me
posais des questions sur mon avenir. J’allais au cinéma, tout en faisant mon master. L’année dernière, je préparais le concours, j’allais aux AG, aux manifs. J’allais au cinéma. Cette année,
rien. Je me suis syndiquée, j’ai témoigné dans le journal, j’ai fait grève5, j’ai manifesté et puis plus rien. Je suis devenue défaitiste. Une ancienne prof de fac, m’ayant
vue en manifestation, m’a ordonnée d’aller au cinéma parce qu’elle ne me reconnaissait pas dans le discours défaitiste que je lui ai tenu. Parce que petit à petit, à force de couler, je me suis
concentrée sur l’eau de la piscine — en oubliant totalement qu’il y avait un « autour ». Et je pense que c’est le principal souci de beaucoup de stagiaires cette année : nous apprenons à nager,
mais sans voir qu’il y a un monde hors du bassin parce que rien que tenir la tête hors de l’eau nous demande toute notre énergie.
1. Ou didactique pour l’institution, aka cette matière enseignée par des formateurs (plus ou moins en poste) qui vous
rappellent systématiquement à quel point vous êtes un raté (« comment, tes élèves parlent en cours ? Ah ben, pas avec moi. Sûrement que tu leur proposes de mauvaises activités »).
2. Même pas vrai que je dramatise. Plus sérieusement : si les formateurs, les tuteurs et les stagiaires sont des
cobayes, le bas de la chaîne, ce sont les élèves.
3. Bon, ok, j’arrête : IPR= inspecteur pédagogique régional.
4. Un enseignant est censé valider le C2i2e par exemple, compétence je ne sais plus combien. Pour le valider, nous
devons le passer…ou nous devons être observés en train d’utiliser un rétroprojecteur Tableau Numérique Interactif dont toutes les salles de
tous les établissements sont, bien sûr, pourvues. Nous avons donc posé la question à l’IPR, qui a répondu : « ça, c’est la question qui tue ». Parce qu’en fait, ils n’ont aucune idée de comment
on va valider notre C2i2e. Sauf que cela fait partie de la compétence-truc-techniques-de-l’information. Et que techniquement, pour valider le stage, il faut valider toutes les compétences. Eh
ouais.
5. Dans mon établissement, la majorité des collègues étaient grévistes. Ca m’a aidée. J’aurais trouvé difficile de
justifier auprès de ma principale (qui, dans les conditions de titularisation initiales, avait son mot à dire) mes journées d’absence dès la rentrée.